Mirage numérique et fin de l’habitat privé ?

Actualités - 05 janv. 2021

Auteur de l’instructif et parfois inquiétant ouvrage La société du sans contact, Selfie d'un monde en chute (Flammarion), François Saltiel explique pourquoi le ciblage publicitaire sur les réseaux sociaux conduit en réalité au conformisme grégaire des consommateurs, et comment les appareils connectés remettent en cause la notion même d'habitat privé.

Archi-Cultures : Vous évoquez les réseaux sociaux Instagram et Facebook qui cultivent notre instinct grégaire et conduisent à l’uniformité des goûts, des réactions et des désirs : les marques des biens de consommation ont-elles alors intérêt d’y créer et entretenir des profils, croyant bénéficier d’une publicité gratuite, alors qu’elles cherchent au contraire à se distinguer de la concurrence ?

François Saltiel : « L’utilisation dans le domaine du digital des nouveaux vecteurs de communication, et donc de publicité, répond à un fantasme qui est de croire que l’on s’adresse à une seule personne, donc à un seul consommateur qui est celui que la marque vise particulièrement. Le numérique en général et les réseaux sociaux en particulier permettraient ainsi de combler une carence propre à la publicité de masse qui prévalait auparavant. Internet a créé le mirage suivant : en collectant les données d’usage et de goût des individus consommateurs, les marques pourraient cibler précisément ceux les plus susceptibles d’être séduits. Les réseaux sociaux vivent et se développent d’ailleurs sur ce modèle économique de collecte et vente des comportements de navigation et consommation des internautes. Cette hyper-segmentation et cette volonté de toucher directement chaque personne entre toutefois en conflit avec le fait avéré que les consommateurs ont des réflexes grégaires d’usage, de goût et de comportement. Cela se vérifie notamment sur Instagram où sont postés les mêmes types de photo. C’est également valable sur d’autres réseaux sociaux, à commencer par le plus usité qu’est Facebook, car tous fonctionnent sur le principe d’approbation sociale, avec la recherche consciente ou non de “like”. On arrive ainsi à une situation paradoxale selon laquelle les marques recherchent l’approbation du public visé, alors que ce même public recherche l’approbation de l’ensemble de la communauté des autres internautes. Le résultat est alors contraire à l’objectif marketing initial de ciblage précis. Derrière cette promesse progressiste d’ouverture se trouve ainsi un algorithme étriqué, qui conduit au conformisme et au repli sur soi, en nourrissant des effets miroirs aux internautes et non pas une ouverture sur le monde.             

Archi-Cultures : Vous citez l’écrivain Alain Damasio signalant que « nous vivons aujourd’hui dans une conforteresse », néologisme et mot valise résumant la surveillance sournoise et le contrôle infantilisant mais admis de nos habitudes. Vous précisez qu’ils s’expriment au cœur même de nos cuisines (réfrigérateur vérifiant les denrées manquantes), de nos salles de bains (miroir connecté pour révéler nos défauts physiques et carences) et de nos salons via les enceintes connectées aux assistants vocaux (Echo/Alexa d’Amazon, Google Home, Siri d’Apple, Dingo d’Orange). Le cauchemardesque Big Brother de George Orwell est-il en train d’investir notre sphère privée qu’est l’habitat domestique ?

François Saltiel : C’est le fameux exemple de la grenouille : si on la plonge dans un bac d’eau bouillante, elle saute immédiatement et sauve sa vie. Mais si on la place dans un bac d’eau et que l’on fait progressivement monter la température, elle finira par se laisser mourir ébouillantée. De même, si on nous avait dit il y a 20 ans que nous aurions un micro allumé en permanence au cœur même de notre foyer pour enregistrer tous nos propos, même les plus intimes jusque dans la chambre à coucher, nous nous serions insurgés. Or, nombre d’entre nous l’acceptent aujourd’hui, quitte à courir le risque d’être espionnés, pour le simple avantage de gagner quelques secondes que nous croyons utiles. En réalité, elles ne servent qu’à nous connecter plus rapidement et fréquemment sur nos écrans et consommer les services ou produits des mêmes opérateurs que sont les Gafam et autres entreprises de la Silicon Valley. Rester dans notre canapé pour fermer le store, éteindre les lumières, la télévision ou tout autre appareil connecté est la promesse de nous éviter des déplacements (ce qui pourrait être perçu comme bénéfique) alors que le but recherché est de favoriser la sédentarisation, y compris dans son propre logement, et donc de nous installer plus longtemps devant les écrans, ce temps d’attention captée étant monétisé par les mêmes opérateurs, sans compter les mauvais effets sur la santé, physique et psychologique, que l’on connaît. Le plus pernicieux dans ce système réside dans le fait que nombre de gens considèrent ces enceintes connectées comme cool, moderne et signe de progrès, ce qui est un comble pour un abandon de notre sphère privée, censée être le sanctuaire de notre confidentialité. Pendant longtemps, chacun dans sa maison, et plus encore son appartement, ne voulait pas être entendu par ses voisins. Aujourd’hui, cela ne dérange plus d’être écouté à notre insu par des personnes à l’autre bout du monde et qu’on ne connaît pas. Cette évolution remet en cause la notion même d’habitat privé. »    

Propos recueillis par Jérôme Alberola

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