Quand les entreprises ouvrent trop leurs portes

Actualités - 05 janv. 2021

Suite de l’interview instructive de François Saltiel qui, dans son ouvrage, bat en brèche certains dogmes sur l’organisation – y compris physique – du travail, et l’usage d’outils numériques décrétés solutions à la crise mais ouvrant trop largement les portes des entreprises.

Archi-Cultures : Vous écrivez « les seigneurs de la Silicon Valley changent (...) de logiciel et nous font passer doucement de la philosophie de la maison au travail à celle du travail à la maison ».  Pouvez-vous préciser cette évolution, alors qu’après avoir été vanté, puis encouragé par le gouvernement, le télétravail laisse apparaître ses effets néfastes de déstructuration humaine pour les animaux sociaux que nous sommes ?

François Saltiel : « Cette évolution est d’autant plus remarquable que le monde de la Tech était le premier à se targuer de ses espaces “friendly” où les employés déambulaient joyeusement entre un toboggan et des tables de ping-pong. Les cuisines ouvertes proposaient des fontaines de jus en open bar et les sofas ont remplacé les chaises arides des bureaux. Tout concourt à transformer le lieu de travail en endroit cosy qui ressemblerait à une maison de vacances idéale. Tout y est, sauf le temps nécessaire pour profiter du baby-foot. L’impératif d’efficacité fait donc de ces objets de détente de simples accessoires de décoration. La tendance à ne plus disposer de bureau fixe dans l’entreprise, avec la mise en œuvre du “flex office” participe également à cette logique d’édulcoration de la charge de travail. Sans bureau attitré, l’employé a l’impression de briser la routine. Il jouit d’une liberté de mouvement bien qu’il soit toujours attaché à son ordinateur portable et aux tâches qui lui incombent. Ne plus avoir d’espace à soi entraîne aussi une forme d’invisibilité, l’employé nomade ne cultive plus de territoire personnel, il n’a désormais plus de bureau personnalisé, orné de dessins ou photos de ses enfants. Il vaque d’un étage à l’autre, sans avoir de relation durable avec ses collègues. Au point que lorsque cet employé en du “flex office” tombe malade, personne ne le remarque car il n’y a désormais plus de chaise vide pouvant servir d’indications. Cette évolution vers la désocialisation de notre société, aux sens d’entreprises et de nation, peut avoir des dérives extrêmes. Ainsi, en mai dernier, 3500 employés ont été licenciés en seulement 3 minutes via l’application de visioconférence Zoom. Vous imaginez la violence de la scène et ses dégâts psychologiques.   

Archi-Cultures : Justement, l’application Zoom a été beaucoup utilisée par de nombreuses entreprises lors des deux confinements, mais aussi entre ces deux périodes, son usage s’étant même poursuivi ensuite. Pourtant, vous expliquez qu’elle présente des effets indésirables au détriment de la sécurité des échanges. Lesquels ?

François Saltiel : La société du sans contact, titre de mon livre, est avant tout la société des écrans, et cette dernière est celle de la visibilité, voire de l’exposition, de notre vie à notre insu. Tout ce que nous faisons sur nos ordinateurs et nos smartphones est en réalité analysé et quantifié par des sociétés extrêmement puissantes et qui règnent sur Internet. A ses débuts, l’application Zoom a mis au profit des entreprises des outils de suivi d’attention afin de savoir si les employés connectés étaient concentrés, bougeaient leur souris, faisaient une autre activité sur l’ordinateur ou hors écran lorsqu’ils participaient aux réunions. De plus, les données enregistrées étaient revendues à Facebook à l’insu des utilisateurs. Enfin, il y a eu aussi et surtout un problème de vulnérabilité, certaines données captées lors de connexions à ces conférences virtuelles étant revendues sur le darknet (530 000 comptes avec email et mot de passe ayant été victimes de ce trafic en avril dernier). Le problème est que certaines instances gouvernementales et l’Éducation nationale ont dû avoir recours à cette application américano-chinoise car elles ne disposaient pas de son équivalent français ou européen. Idem pour les entreprises privées qui ont pu croire à tort que les échanges internes, pouvant porter sur des sujets stratégiques, étaient sécurisés et ne pouvaient pas être connus par des tiers. Il est paradoxal de constater que les entreprises, en subissant un confinement inédit dans l’Histoire, ont risqué sans le savoir que leurs secrets soient divulgués auprès d’un grand nombre de personnes, pour certaines situées sur d’autres continentsS’est ajouté à cela le phénomène du zoombombing, provoqué par de petits malins s’introduisant dans des réunions privées virtuelles pour diffuser des contenus pornographiques, racistes ou haineux. C’est d’ailleurs pour cela que l’administration française a notamment déconseillé d’utiliser cette application.

Archi-Cultures : Enfin, vous soulignez l’impact néfaste sur l’environnement de l’usage professionnel et personnel du numérique, responsable de 4 % des émissions de gaz à effet de serre mondiale (1% pour la seule vidéo en ligne), soit davantage que les dommages du trafic aérien. Ces chiffres, trop peu révélés au grand public, montrent une réalité contraire aux admonestations et objurgations de la très (trop ?) écoutée Greta Thunberg. Plutôt que proclamer la honte de voler (flygskam) aux générations adultes culpabilisées, ne devrait-elle pas encourager la jeunesse qui l’écoute à réduire sa consommation numérique de moitié, alors qu’elle a tendance à exploser ? Et de manière plus générale, doit-on repenser et organiser le monde d’après avec moins d’enthousiasme aveugle pour les nouvelles technologies, et ne pas céder à une version 4.0 de la caverne de Platon ?    

François Saltiel : Au-delà de votre constat qui se justifie, je pense qu’on a trop tendance à culpabiliser les usages en disant que les gens consomment trop d’applications et notamment de streaming. C’est certes vrai et ces consommateurs abusifs sont les premières victimes de leur dépendance qui se mue en véritable addiction selon certains psychologues. Cependant, si la pollution numérique est importante et doit être régulée, il est tout autant indispensable de réduire la fréquence d’achat des smartphones dont la fabrication est également très néfaste pour l’environnement. Car, en encourageant le changement régulier de gammes pour être à la mode, le marketing de ces fabricants étouffe toute véritable réflexion appliquée sur la nuisance générée par l’obsolescence de leurs appareils qui conduit à faire disparaître les ressources de la planète. »   

Propos recueillis par Jérôme Alberola

Photo ci-dessus : Claude Gassian © Flammarion  

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