Le mobilier haut de gamme n'a pas le monopole du design

Actualités - 26 janv. 2018

Le mobilier haut de gamme n’a pas le monopole du design

Parodiant la sentence télévisuelle d’un ancien candidat victorieux à la présidence de la République, Philippe Picaud, directeur design de Carrefour, estime que les marques d’éditeur cultivent avant tout un style et que le véritable design est à la fois, populaire et global au-delà du seul produit fini. Quant à la cuisine française, c’est une autre affaire. Entretien exclusif et iconoclaste, punchlines à l’appui. 

 

Culture Agencement : Après avoir réformé en profondeur l’image de Décathlon de 2001 à 2009  en plaçant le design au cœur de l’enseigne n°2 mondial des articles de sports, par la création de marques dédiées à divers univers (cf. notre article de 2008 dans Culture Cuisine  Décathlon, ambassadeur du design made in France), vous avez intégré Carrefour, n°2 mondial cette fois de la grande distribution alimentaire, comme directeur du design. Une fonction qui peut paraître surprenante dans cet univers du commerce, Carrefour n’étant pas le premier nom associé au design dans la pensée collective. En quoi consiste concrètement votre mission ?

Philippe Picaud : « On ne voit pas comment nous pourrions ne pas intégrer le design dans la relation qu’entretient Carrefour chaque jour avec ses millions de client. Au travers du design, nous devons ainsi développer une expérience qui soit, d’une part différenciante par rapport à la concurrence et, d’autre part meilleure pour nos clients. A cet effet, j’ai défini une structure reposant sur 5 disciplines travaillant en synergie avec les autres métiers de notre entreprise. Ce sont les tendances pour l’analyse des évolutions comportementales des citoyens ; la création et l’identité de marques propres (POSS, Mandine, Klindo, Hyba, Nalk&Rey) comme nous l’avions fait au sein de Décathlon ; la conception des produits et de leur packaging ; enfin, une structure dédiée au retail, qui va du merchandising de l’offre jusqu’au concept de magasin. La mise en œuvre de cette structure est ma mission depuis 8 ans, réalisée avec une cinquantaine de collaborateurs divisée en une équipe au siège social de Massy dans l’Essonne et deux en Asie pour le sourcing.     

 

 

 

Culture Agencement  : On associe souvent, pour ne pas dire quasi-spontanément, le design aux marques haut de gamme, voire de luxe des divers biens d’équipement de la personne (mode, nouvelles technologies), du foyer (mobilier, cuisine, électroménager), ou encore d’automobile. Pourtant, en étant par nature la forme au service optimisant de la fonction, et non de l’esthétique contrairement à une erreur sémantique trop souvent commise, le  design est censé investir tous les segments. Comment  expliquez-vous ce décalage ?  

Philippe Picaud : La réduction du design à l’acte de conception d’un produit, premium particulièrement, est une notion révolue. Le design investit également et bien plus largement les produits des segments de gamme les plus accessibles et donc populaires, les plus gros pourvoyeurs du design étant Ikea et H&M. En parodiant la célèbre formule de Giscard d’Estaing, je vous dirai que les éditeurs de mobilier haut de gamme n’ont pas le monopole du design. Ce sont en réalité des marques de style et ce dernier doit servir leur image, alors qu’Ikea mise sur le design dans ses produits et dans leur environnement (visant par exemple à réduire leurs coûts de transports) afin de développer l’entreprise dans son ensemble. 

Le design touche aussi les services, de la SNCF aux banques, les créateurs d’Air B’n’b étant des designers dont la démarche analytique est proche de celle des designers de produits. Le décalage que vous évoquez est le fait de personnes privilégiées qui diffusent cette vision déformée, en réalité élitiste et snob. Il est vrai que les voyageurs de la SNCF ou les clients de H&M n’emploient pas à tout propos le terme design pour qualifier les TGV ou leurs vêtements, mais pourtant le design est partout autour de nous. On ne peut pas le positionner en fonction des quartiles comme on segmente les biens de consommation. De plus, le design n’est surtout pas qu’une affaire de look, mais un écosystème au service d’un mieux-être quotidien des utilisateurs qui doivent être considérés comme des citoyens avant d’être des consommateurs.        

 

Culture Agencement : Vous défendez ainsi la vocation sociétale du design. Autre paradoxe : comment expliquez-vous le fait que les marques françaises de cuisine équipée ne jouissent pas d’une renommée élogieuse en termes de design comme leurs concurrentes allemandes ou italiennes, alors que les designers français – Starck, Crasset, Sismo, Mourgue, Bouroullec, etc. – comptent parmi les plus réputés à l’échelle internationale, notamment pour leurs modèles d’autres familles de mobilier (sièges, tables, chaises, etc. ?   

Philippe Picaud : De manière générale et culturelle, c’est dû au fait que les fabricants français ne donnent pas assez la parole aux designers, c’est-à-dire ne confèrent pas un rôle suffisamment stratégique pour l’ensemble de leurs entreprises. Leurs concurrents allemands ou italiens ont des approches radicalement différentes, comme les Japonais et les Américains qui ont initié cette démarche. Chez les Allemands, le design fait partie de la culture industrielle comme vecteur d’expansion. Chez les Italiens, les designers s’inscrivent d’une certaine manière dans une filiation remontant à la Renaissance, ce qui explique que certains sont considérés - ou se considèrent – comme des divas. Aussi ont-ils créé des micro-marchés positionnés en premium et qui profitent à ces firmes transalpines. Certes, depuis quelques années, des fabricants français de sièges et de mobilier ont investi à leur tour ces marchés, en bénéficiant de la vogue internationale des designers talentueux de notre pays. Mais il est vrai qu’on ne voit pas de tel mouvement chez leurs homologues de la cuisine équipée. C’est d’autant plus étonnant et regrettable que sa vocation hautement fonctionnelle et ergonomique, mais aussi sa place cruciale de partage au cœur du foyer, offre un vaste champ d’expression et d’expérimentation pour les designers. Ainsi, si rien n’est fait, I’offre d’Ikea pourrait bien devenir le standard aseptisé de la cuisine. »      

 

Propos recueillis par Jérôme Alberola

 

Visuels :

En haut : l’équipe design de Carrefour autour de Philipe Picaud  

Au milieu : fauteuil industriel 

 

 

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