Pourquoi et comment l’architecture rend heureux

Actualités - 12 avril 2022

Vaste sujet philosophique auquel répond avec une éblouissante érudition Alain de Botton, dans son livre manifeste L'architecture du bonheur. L’ouvrage remarquable nous entraîne à la recherche de la maison idéale, qui est aussi celle de notre moi intérieur et de nos aspirations intimes. Quelle influence peuvent avoir l'architecture, la décoration et le mobilier sur notre humeur ? Une habitation peut-elle apporter le bien-être ou la sérénité ? Ces questions - et leurs réponses pertinentes - nourriront les réflexions et démarches des acteurs de la filière. Extraits.

« La croyance en l’importance de l’architecture est fondée sur l’idée que nous sommes, pour le meilleur et pour le pire, des personnes différentes dans des lieux différents - et sur la conviction que c’est la tâche de l’architecture de rendre plus clair à nos yeux ce que nous pourrions idéalement être. 

D’une façon plus déconcertante encore, l’architecture nous demande d’imaginer que le bonheur a souvent un caractère non ostentatoire, non héroïque, qu’il peut être trouvé dans la vue d’un vieux plancher ou d’un flot de lumière matinale sur un mur de plâtre - dans des scènes de beauté ordinaires, fragiles, qui nous émeuvent parce que nous sommes conscients de la toile de fond plus sombre sur laquelle elle se détache. 

Tu penses que la philosophie est difficile, déclara l’auteur du Tractatus logico-philosophicus, mais je t’assure que ce n’est rien comparé à la difficulté d’être un bon architecte.

(…) Le Corbusier avait recommandé à ses clients de réduire (les meubles) au minimum, réagissant avec une inquiétude offusquée quand Mme Savoye avait exprimé le désir de mettre un fauteuil et deux canapés dans la salle de séjour. “ La vie domestique aujourd’hui est paralysée par l’idée déplorable que nous devons avoir des meubles, avait protesté l’architecte. Cette idée devrait être extirper est remplacée par celle d’équipement.”

Régi par un ethos créé par les ingénieurs, le modernisme prétendait avoir apporté une réponse définitive à la question de la beauté en architecture : une maison n’était pas faite pour être belle, mais pour être fonctionnelle.

Pourtant cette séparation bien nette entre la question controversée de l’apparence et celle moins litigieuse de la performance a toujours reposé sur une distinction illusoire. (...) Nous attendons de presque tout bâtiment non seulement qu’il fasse une certaine chose, mais aussi qu’il ait un certain aspect, qu’il contribue à telle ou telle disposition d’esprit : religiosité ou érudition, rusticité ou modernité, vie sociale ou familiale. On peut vouloir qu’il engendre un sentiment de réconfort ou d’excitation, d’harmonie ou de retenue. On peut espérer qu’il nous relie à un passé où apparaîtra comme un symbole de l’avenir, et on se plaindrait, non moins qu’on le ferait à propos d’une salle de bains défectueuse, si cet autre rôle esthétique, expressif, n’était pas pris en considération. 

Les architectes modernistes avaient beau revendiquer une approche purement scientifique et raisonnée, celle-ci restait au fond romantique : ils attendaient de l’architecture qu’elle favorise un mode de vie qui leur plaisait. Leurs habitations étaient conçues comme des décors de théâtre pour des acteurs dans une pièce idéalisée sur l’existence contemporaine. 

Essentiellement, ce dont nous parlent les œuvres architecturale et de design, c’est du genre d’existence qui se déroulerait idéalement en elles et autour d’elles. Elles nous parlent de certaines dispositions d’esprit qu’elles cherchent à encourager et maintenir en nous. Tout en nous protégeant du froid et des intempéries et en nous aidant matériellement, elles nous invitent à être telle ou telle sorte de personne. Elles parlent de conceptions de bonheur. 

Qualifier de belle une œuvre architecturale ou de design, se reconnaître en elle une expression de valeur essentielle à notre épanouissement, une incarnation de nos idées personnelles dans un support matériel. 

Nous attendons de notre environnement qu’ils incarnent indirectement et nous rappellent les sentiments et les idées que nous respectons, de nos bâtiments qu’ils nous maintiennent, comme une sorte de moule psychologique, dans une vision utile de nous-même. Nous nous entourons de formes matérielles qui nous rappellent ce dont nous avons besoin spirituellement - mais risquons toujours d’oublier de quoi nous avons besoin. Nous nous tournons vers le papier peint, les sièges, les tableaux et les rues pour contenir la perte de notre vrai moi.  Et ces lieux qui correspondent à notre vision des choses et la légitiment, on a tendance à dire qu’on s’y sent “chez soi”.

Les matériaux autour de nous parlent des aspirations les plus élevées dont nous sommes capables. Dans ce cadre, on peut se rapprocher d’un état d’esprit marqué par l’intégrité et la vitalité. On peut se sentir intérieurement libéré et, au sens profond du terme, rentrer chez soi.

Les tableaux et les fauteuils dans nos maisons sont les équivalents - adaptés à notre propre époque et aux exigences des vivants - des tumulus funéraires géants de la préhistoire. Les objets domestiques, aussi, sont des stèles à l’identité.

Plutôt que les posséder physiquement, ce que nous désirons au niveau le plus proche, c’est ressembler intérieurement aux objets qui nous touchent par leur beauté. 

Nos préférences esthétiques oscillent continuellement entre des polarités stylistiques : entre la sobriété et l’exubérance, le rustique et le citadin, le féminin et le masculin - nous incitant  à abandonner impitoyablement des objets dans des boutiques de brocanteur à chaque changement d’orientation. 

Les conflits et les évolutions dans notre sensibilité esthétique peuvent-être douloureux et coûteux, mais il ne semble guère possible de nous en protéger complètement : de produire des sièges ou des buffets, par exemple, capables de séduire indéfiniment tout un chacun. (...)  Tant que les sociétés et les individus auront une histoire, c’est-à-dire une succession de luttes et d’ambitions changeantes, l’art aussi aura une histoire - dans laquelle il y aura toujours des victimes sous la forme de divans, de maisons et de monuments tombés en disgrâce. Tant que varieront nos manques et nos besoins, notre attention continuera à être attirée vers de nouvelles parties du spectre du goût, vers de nouveaux styles que nous jugerons beaux parce qu’ils incarneront sous une forme concentrée ce qui est encore dans l’ombre en nous. 

Photo ci-dessus : ©Wikipedia

Partager cet article

Pourquoi et comment l’architecture rend heureux
Pourquoi et comment l’architecture rend heureux

Liens sur vignettes ci-dessous